Correspondance, 1946-1959
Albert Camus, René Char
Edition établie, présentée et annotée par Franck Planeille.
Gallimard, 2007
« De toujours à toujours »
« La première fois que Char entend le nom de Camus, il est dans le Maquis de Céreste. Un ami lui donne alors L’Etranger. Mais le rendez-vous est manqué, du fait des circonstances qui, comme l’écrit Char, l’empêchent d’accorder à ce livre d’un inconnu un champ suffisant de rêverie », explique Franck Planeille dans sa présentation où il montre que la rencontre entre les deux auteurs, en 1946, n’aurait sans doute pas pu avoir lieu avant guerre. Leur correspondance s’étend sur à peine plus de douze années. Les deux amis se voyaient régulièrement (mais moins souvent qu’ils ne l’auraient tous deux souhaité) et leur correspondance est donc irrégulière. A partir de 1956, Camus s’installe durablement rue de Chanaleilles, à Paris, dans le même immeuble que René Char, qui, du coup, date rarement ses lettres, contrairement à son ami. Les lettres originales des deux amis sont, à l’exception de quelques pièces dispersées, conservées pour une part au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, pour une autre au Centre Albert-Camus d’Aix-en-Provence.
La lecture de ce volume est très émouvante, car il retrace l’amitié de deux grands créateurs qui savent exprimer l’attachement profond qu’ils éprouvent l’un pour l’autre : « J’ai été triste de vous voir partir. Je vous le dis. Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores », écrit Char à Camus, le 4 octobre 1947. La richesse des métaphores n’empêche pas l’expression la plus banale d’un sentiment vrai. La correspondance est souvent le lieu d’une écriture nue, sans être pour autant négligée. On est particulièrement sensible à ce lapsus de Camus, en avril 1948 : « Chairchar ». Ce qui est en jeu dans ces lettres, c’est bien la chair vive de l’amitié et de la création littéraire, vécues pour ces deux écrivains sur le mode de l’admiration réciproque qui n’a rien de la flagornerie bien connue d’un certain milieu littéraire. Cette correspondance a également une portée politique ou éthique. Camus écrit à Char le 26 février 1950 : « Comme on se sent beaucoup tout d’un coup à être enfin quelques-uns… » Deux mois plus tard, Char lui fait part d’un projet où le monde extérieur aurait sa place : « Ah ! écrire un jour avec vous le miroir de notre temps sur un cahier bien modeste d’aspect qui paraîtrait quand vrai nous semblerait, voilà le seul projet qui plaise au cœur » (Char à Camus, 17 avril 1950). Camus appelle Char son « compagnon de planète ». L’amitié se manifeste par une sollicitude de tous les instants, qui fait à chacun sa place dans la création de l’autre : « Je me permets de vous demander de vous soigner rudement, opiniâtrement. Ce n’est pas un simple vœu, un souhait vague. L’envie d’écrire des poèmes ne s’accomplit que dans la mesure précise où ils sont pensés et sentis à travers de très rares compagnons. Je suis votre ami de tout cœur » (Char à Camus, septembre 1950).
La rencontre est reconnue comme « fertile » des deux côtés : « Admirer a été une de mes grandes joies que, devenu homme, je n’espérais plus jusqu’à notre rencontre. Veillez sur vous, mon cher René » (Camus à Char, 1er mai 1950). Certains extraits de lettres ressemblent à des poèmes en prose, et sont marqués au sceau unique de leur auteur : « Mais je pense souvent à vous, à notre amitié : comme une pierre grecque. Le Temps relâche alors son hostilité ; mes mains ne sont plus tristes. Un peu d’enfance et de maquis réchauffent mon cœur perdu » (Char à Camus, 2 décembre 1953). C’est la fin d’une lettre de Char à Camus qui nous inspire notre titre : « Très cher Albert, de toujours à toujours » (27 décembre 1953). Comment dire autrement que par la répétition de ce bel adverbe, comme point de départ et point d’arrivée, la permanence d’une amitié et une fidélité à l’autre qui est aussi fidélité à soi ? Nous assistons à de véritables déclarations d’amitié, comme dans cette lettre non datable de Char à Camus : « Vous me manquez. Ces mots sont de trop dans la bouche d’un frère peut-être. Mais non, il faut les prononcer, car le visage finit par ne plus s’apercevoir derrière la fumée du contenu illusoire de chaque jour donné à rien… Très affectueusement. Il me tarde. »
Char répond à un besoin que Camus ne soupçonnait pas en lui avant de rencontrer le poète : « Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire, j’ai en moi une place vide, un creux, que je ne remplis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord » (Camus à Char, 18 mai 1956). Mais la correspondance n’est pas le lieu de l’épanchement, car les deux amis y sont très réticents : « J’ai l’impression — juste ou fausse — que je suis mon propre boucher là-dedans [Recherche de la base et du sommet] ! Je redoute tant l’impudeur, le trop dire ! Je vais vous ennuyer » écrit Char à Camus le 10 août 1954. Ces lettres peuvent être le lieu d’une sensualité simple, comme quand Camus écrit à Char, le 4 septembre 1954 : « Paris est là, vous le voyez. Heureusement, la rentrée ramène de bonnes chairs dorées qui rendent la rue vivable. » Elles alimentent le mythe solaire qui entoure l’auteur de L’Eté : « Triste Normandie ! Sage, médiocre et bien peignée. Et puis un été de limaces. Je meurs de soif, privé de lumière [écrit dans la marge gauche de la lettre]. (Camus à Char, 17 septembre 1957). A l’annonce que le prix Nobel de littérature sera décerné à Camus, Char accompagne sa lettre d’un objet qui lui donne toute sa valeur : « J’espère, je crois que l’on ne nous dit pas ce qui ne sera pas. Donc cette assurance dans la presse m’incite déjà sans réserve à me réjouir et à trouver ce jeudi 17 octobre 1957 le meilleur, le plus éclairé, oui le meilleur jour depuis longtemps pour moi entre tant de jours désespérants. Je vous prie d’accepter, en souvenir d’aujourd’hui, cette petite boîte qui me sauva la vie jadis dans le Maquis et que j’ai conservée comme une relique vraiment intime. Je vous presse la main fort, affectueusement, fraternellement » (17 octobre 1957).
Un autre cadeau accompagne une lettre du poète en septembre 1959 : « Du XVIIIe siècle m’est parvenu ce grand cahier, au noble visage (j’aime ces sortes d’émouvantes épaves lointaines et moelleuses). On écrit sur les pages, je sais, sans trop de difficultés. Prenez-le pour vos notes, cher Albert, ne vous dirait-il que ma pensée et mon affectueuse amitié… »
La lecture de ce volume est très émouvante, car il retrace l’amitié de deux grands créateurs qui savent exprimer l’attachement profond qu’ils éprouvent l’un pour l’autre : « J’ai été triste de vous voir partir. Je vous le dis. Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores », écrit Char à Camus, le 4 octobre 1947. La richesse des métaphores n’empêche pas l’expression la plus banale d’un sentiment vrai. La correspondance est souvent le lieu d’une écriture nue, sans être pour autant négligée. On est particulièrement sensible à ce lapsus de Camus, en avril 1948 : « Chairchar ». Ce qui est en jeu dans ces lettres, c’est bien la chair vive de l’amitié et de la création littéraire, vécues pour ces deux écrivains sur le mode de l’admiration réciproque qui n’a rien de la flagornerie bien connue d’un certain milieu littéraire. Cette correspondance a également une portée politique ou éthique. Camus écrit à Char le 26 février 1950 : « Comme on se sent beaucoup tout d’un coup à être enfin quelques-uns… » Deux mois plus tard, Char lui fait part d’un projet où le monde extérieur aurait sa place : « Ah ! écrire un jour avec vous le miroir de notre temps sur un cahier bien modeste d’aspect qui paraîtrait quand vrai nous semblerait, voilà le seul projet qui plaise au cœur » (Char à Camus, 17 avril 1950). Camus appelle Char son « compagnon de planète ». L’amitié se manifeste par une sollicitude de tous les instants, qui fait à chacun sa place dans la création de l’autre : « Je me permets de vous demander de vous soigner rudement, opiniâtrement. Ce n’est pas un simple vœu, un souhait vague. L’envie d’écrire des poèmes ne s’accomplit que dans la mesure précise où ils sont pensés et sentis à travers de très rares compagnons. Je suis votre ami de tout cœur » (Char à Camus, septembre 1950).
La rencontre est reconnue comme « fertile » des deux côtés : « Admirer a été une de mes grandes joies que, devenu homme, je n’espérais plus jusqu’à notre rencontre. Veillez sur vous, mon cher René » (Camus à Char, 1er mai 1950). Certains extraits de lettres ressemblent à des poèmes en prose, et sont marqués au sceau unique de leur auteur : « Mais je pense souvent à vous, à notre amitié : comme une pierre grecque. Le Temps relâche alors son hostilité ; mes mains ne sont plus tristes. Un peu d’enfance et de maquis réchauffent mon cœur perdu » (Char à Camus, 2 décembre 1953). C’est la fin d’une lettre de Char à Camus qui nous inspire notre titre : « Très cher Albert, de toujours à toujours » (27 décembre 1953). Comment dire autrement que par la répétition de ce bel adverbe, comme point de départ et point d’arrivée, la permanence d’une amitié et une fidélité à l’autre qui est aussi fidélité à soi ? Nous assistons à de véritables déclarations d’amitié, comme dans cette lettre non datable de Char à Camus : « Vous me manquez. Ces mots sont de trop dans la bouche d’un frère peut-être. Mais non, il faut les prononcer, car le visage finit par ne plus s’apercevoir derrière la fumée du contenu illusoire de chaque jour donné à rien… Très affectueusement. Il me tarde. »
Char répond à un besoin que Camus ne soupçonnait pas en lui avant de rencontrer le poète : « Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire, j’ai en moi une place vide, un creux, que je ne remplis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord » (Camus à Char, 18 mai 1956). Mais la correspondance n’est pas le lieu de l’épanchement, car les deux amis y sont très réticents : « J’ai l’impression — juste ou fausse — que je suis mon propre boucher là-dedans [Recherche de la base et du sommet] ! Je redoute tant l’impudeur, le trop dire ! Je vais vous ennuyer » écrit Char à Camus le 10 août 1954. Ces lettres peuvent être le lieu d’une sensualité simple, comme quand Camus écrit à Char, le 4 septembre 1954 : « Paris est là, vous le voyez. Heureusement, la rentrée ramène de bonnes chairs dorées qui rendent la rue vivable. » Elles alimentent le mythe solaire qui entoure l’auteur de L’Eté : « Triste Normandie ! Sage, médiocre et bien peignée. Et puis un été de limaces. Je meurs de soif, privé de lumière [écrit dans la marge gauche de la lettre]. (Camus à Char, 17 septembre 1957). A l’annonce que le prix Nobel de littérature sera décerné à Camus, Char accompagne sa lettre d’un objet qui lui donne toute sa valeur : « J’espère, je crois que l’on ne nous dit pas ce qui ne sera pas. Donc cette assurance dans la presse m’incite déjà sans réserve à me réjouir et à trouver ce jeudi 17 octobre 1957 le meilleur, le plus éclairé, oui le meilleur jour depuis longtemps pour moi entre tant de jours désespérants. Je vous prie d’accepter, en souvenir d’aujourd’hui, cette petite boîte qui me sauva la vie jadis dans le Maquis et que j’ai conservée comme une relique vraiment intime. Je vous presse la main fort, affectueusement, fraternellement » (17 octobre 1957).
Un autre cadeau accompagne une lettre du poète en septembre 1959 : « Du XVIIIe siècle m’est parvenu ce grand cahier, au noble visage (j’aime ces sortes d’émouvantes épaves lointaines et moelleuses). On écrit sur les pages, je sais, sans trop de difficultés. Prenez-le pour vos notes, cher Albert, ne vous dirait-il que ma pensée et mon affectueuse amitié… »
Dans un texte rédigé pour une émission de radio en 1948, Camus écrit à propos de Char : « Et une grande voix vient de s’élever dont la solitude même nous délivre de notre solitude ». Le dialogue de ces deux solitudes d’artistes et de créateurs attentifs au monde est un document magnifique qui appartient par sa qualité humaine et son écriture rigoureuse à la littérature dans ce qu’elle a de plus exigeant et de plus engageant.
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Cette chronique est parue dans le numéro 21